Les éléphants de mer

« océanographes » de l'océan Austral

Christophe Guinet
Chargé de Recherches au CNRS, Coordinateur français du programme SEaOS, membre du Comité d'experts du Cercle Polaire

Une vie d’éléphant de mer
Kerguelen, début du printemps austral, des dizaines de milliers d’éléphants de mer sont regroupés sur les immenses plages grises de Kerguelen battues par le vent et le grésil. Un immense rendez vous annuel où, après huit mois passés en mer à accumuler des réserves de graisse, les plus massifs et puissants de tous les pinnipèdes se retrouvent pour la saison de reproduction.
Les éléphants de mer sont les plus grands des phoques et, contrairement aux otaries et aux morses, ils ne peuvent pas utiliser leurs membres postérieurs pour se déplacer à terre. Ils avancent par une sorte de reptation par ondulations verticales de la colonne vertébrale, aidée par des tractions des membres antérieurs. Ce faisant, ils laissent traîner leurs nageoires à l’arrière du corps. Les grands mâles (figure 1) de deux à trois tonnes de muscle et de graisse veillent jalousement sur leur harem qui regroupe jusqu’à une centaine de femelles, dont chacune pèse entre 400 et 600 kg.

Figure 1 : couple d'éléphant de mer austral, Mirounga leonina (CEBC-CNRS / SEaOS)


Malgré son air à moitié assoupi, le mâle veille attentivement sur ses femelles. À la moindre alerte, il redresse la tête, exhibant son cou strié de cicatrices, témoins d’anciens combat de titans. Un nez énorme qui surmonte une énorme gueule rose se distend sous l’effet de l’excitation. Ce nez leur vaut le nom d’éléphant, bien qu’il ne s’agisse aucunement d’une trompe préhensile.
La période de reproduction est aussi une longue période de jeûne. Les mâles sont les premiers à arriver à terre au début du mois de septembre, suivi 2 semaines plus tard par les premières femelles. Les mâles reproducteurs, appelés Pachas, vont alors jeûner pendant presque deux mois, vivant exclusivement sur les réserves de graisse et de muscle accumulées pendant le long voyage en mer qui a précédé la saison des amours. Pendant ce jeûne, ils peuvent perdent jusqu’à 1,5 tonnes qu’ils dépensent en surveillance, défense du territoire, combat et parades amoureuses.
Les femelles ne restent à terre qu’un seul mois. Quelques jours après leur retour à terre, elles donnent naissance à un unique petit pesant une quarantaine de kilogrammes à la naissance. Le petit apparaît « tête la première », revêtu d’une superbe fourrure noire, le Lugano, qui le protège efficacement du froid (figure 2). Quelques heures après la naissance, l’allaitement débute et va se poursuivre pendant trois semaines. Le nouveau né à la silhouette longiligne va progressivement se transformer en une petite bonbonne. La totalité du lait qui contient 40 % de matières grasses est produit à partir des réserves accumulées par sa mère au cours des huit mois qu’elle vient de passer en mer.

Figure 2 : nouveau-né avec son Lugano noir (source Wikipedia, B.navez - Kerguelen - 1999)

La masse au sevrage avoisine les 120 kg, néanmoins de très grandes différences peuvent être observées entres les petits. Certain ne pèsent qu’une soixantaine de kilos alors que d’autres peuvent exceptionnellement dépasser les 200 kg. Or de la masse au sevrage dépendent les chances de survie du petit. Plus le petit est gros, meilleures sont ses chances de survivre à ses premières années en mer. Cette masse de sevrage dépend de facteurs tels que l’âge ou l’expérience des mères. Le petit des jeunes femelles, qui n’ont pas totalement achevé leur croissance et qui manquent d’expérience, est sevré à une masse corporelle plus faible que celui des femelles les plus âgées et expérimentées. Mais les facteurs climatiques et océanographiques déterminent aussi une grande part des variations de cette masse corporelle du jeune au sevrage. En effet, ces deux types de facteurs influent largement sur la quantité de proies que les femelles peuvent capturer durant les mois qui précèdent leur retour à terre. Comprendre les déterminants océanographiques et climatiques de telles variations du succès de pêche des mères et de la masse au sevrage de leur petit constitue un enjeu important pour les scientifiques. Il s’agit d’évaluer les répercussions du développement de nouvelles pêcheries, potentiellement concurrentes des éléphants de mer pour les ressources alimentaires, et /ou des changements climatiques en cours sur les écosystèmes marins polaires, susceptibles de modifier la disponibilité des proies des éléphants de mer (effectifs, taille, distribution spatiale…).

Figure 3 : femelles éléphants de mer prenant leur bain de boue en période de mue (CEBC-CNRS / SEaOS)


Quelques jours avant de repartir en mer et de laisser son petit affronter seul les dangers de la vie, la femelle s’accouple avec le pacha. Ce dernier veille pour repérer les femelles en chaleur et profite sans vergogne, l’instant venu, de sa taille. Utilisant son poids et sa gueule, il immobilise la femelle réceptive dans un acte qui semble plus tenir d’un combat de catch que d’un acte d’amour. Comme chez les autres pinnipèdes, l’œuf fécondé commence à se diviser plusieurs fois, puis se met en sommeil (diapause), stoppant le processus de développement. Il ne s’implante que trois mois plus tard sur la paroi utérine (implantation retardée) et la gestation à proprement parler peut alors débuter.
Hormis la reproduction, les éléphants de mer reviennent à terre pour renouveler leur pelage (figures 3 et 4). En effet, l’élimination de l’ancien revêtement de poils et la production d’un nouveau pelage nécessite une très forte circulation sanguine périphérique pour permettre la synthèse des éléments constituants des nouveaux poils. L’eau étant un bien meilleur conducteur de chaleur que l’air, les déperditions thermiques seraient trop importantes et consumeraient des réserves énergétiques indispensables à la reproduction et à la survie de l’éléphant de mer. Ainsi, d’un point de vue énergétique, la meilleure stratégie possible consiste à venir muer à terre lors malgré un jeûne d’un mois qui est moins coûteux en réserves de graisse.

Figure 4 : Femelles en mue (CEBC-CNRS / SEaOS)

Qui menace l’éléphant de mer ?
La graisse de ce phoque, l’un des combustibles privilégié pour éclairer au XIX siècle de grandes villes telles que Londres, était l’objet de toutes les convoitises. Les éléphants de mer ont payé au cours du XIX siècle un très lourd tribut aux phoquiers. Leur cousin du Pacifique Nord a même failli totalement disparaître, moins d’une dizaine d’individus ayant miraculeusement survécu à la lance des phoquiers. Dans l’hémisphère sud, après la surexploitation des éléphants de mer du XIX siècle, la chasse a été régulée et les effectifs des principales populations d’éléphants de mer de l’océan Austral, la Georgie du sud, les îles Kerguelen et Heard, et l’île Macquarie, se sont progressivement reconstituées malgré la chasse. À Kerguelen (figure 5), l’usine phoquière de la SIDAP (Société Industrielle des Abattoirs Parisiens) exploita jusqu’en 1960 les mâles d’éléphant de mer à partir de son usine pilote où furent montées des machines arrivées de France et d'Australie (cuiseur, autoclave, « égoutteur », centrifugeuse…), ainsi que divers véhicules utilisés pour la chasse à terre des éléphants de mer et leur transport jusqu'à l'usine.

Figure 5 : restes de station de fonte d'huile d'éléphant de mer à Kerguelen (source Wikipedia, B. Navez) et dépeçage (SEaOS)


Malgré l’arrêt de la chasse, alors que quelques populations sont stables, voir même en légère augmentation, d'autres sont en déclin continu depuis les années 1960.
Les déclins observés ne semblent pas pouvoir être imputés à l’exploitation commerciale des éléphants de mer car, paradoxalement, ce n’est qu’après la cessation de cette exploitation raisonnée des populations d’éléphants de mer que les effectifs des populations de Kerguelen-Heard et de Macquarie ont très sensiblement diminués au cours des années 1970. En l’espace de 10 ans, ces populations ont perdu 50 % de leurs effectifs. Une situation contrastée est observée en Géorgie du Sud où la population, forte d’une centaine de milliers de femelles, semble être resté stable pendant cette période. Le développement des pêcheries australes est aussi un argument invoqué pour expliquer ce déclin. L’effet que pourraient avoir eu les pêcheries ne semble pas résister à l’examen des faits. En effet, malgré l’absence de pêcheries, les populations de Crozet, de Marion et des îles Macquarie ont décliné simultanément et en phase avec celle de Kerguelen où une pêcherie s’est mise en place. Dans le même temps, la population de Géorgie du Sud est restée stable malgré le développement des pêcheries.

Figure 6 : localisation des quatre populations d'éléphant de mer austral (SEaOS)

Les raisons de ces variations ne sont pas claires, mais des changements régionaux d'abondance et de distribution des proies en relation avec des variations des conditions océanographiques à grande échelle pourraient être en cause.
Afin de vérifier la plausibilité de ces différentes hypothèses, il était nécessaire de percer les secrets de la vie marine des éléphants de mer et de comprendre les dynamiques très contrastées observées entre les principales populations dans l’océan Austral (figure 6). Pour cela, un projet de recherche international, associant des chercheurs britanniques, australiens et français, a été lancé en 2004, le SEaOS (South Elephant seal as Oceanographic Samplers). L’objectif du programme était d’identifier, au sein de l’océan Austral, les zones d’alimentation et les domaines océanographiques exploités par les animaux et de vérifier si le succès de pêche variait entre populations.
L'éléphant de mer est un prédateur supérieur qui consomme des quantités considérables de poissons et de calmars. Il pêche ses proies à de grandes profondeurs et n'hésite pas, pour les trouver, à entreprendre d'importantes migrations. Pour mieux connaître les détails de ces comportements, les éléphants de mer originaires des trois principaux sites de reproduction ont été étudiés : l'un en Georgie du sud où la population a toujours été stable ; un autre à Kerguelen-Heard où la population s'est stabilisée après une période de fort déclin ; et un troisième site, l'Ile Macquarie, où la population diminue toujours.

Pour étudier ces questions, des éléphants de mer austraux ont été équipés d’une nouvelle génération de balises Argos, développée par le Sea Mammal Research Unit (unité de recherche de l’Université of St Andrews, Ecosse). Cette nouvelle balise permet le suivi des trajets en mer des animaux mais aussi de mesurer et transmettre en temps réel les données de température et de salinité mesurées au cours de leurs plongées profondes. Les éléphants de mer deviennent alors de précieux auxiliaires pour l'océanographie opérationnelle. Ces mesures rendent possible l’étude de l’hydrologie de l’océan Austral, avec des résolutions spatiales et temporelles jamais atteintes. Cet océan demeure encore mal connu, mais il pourrait jouer un rôle essentiel dans l’évolution attendue du climat pour les décennies à venir. Par ailleurs, ce programme d’études nous permet de comprendre comment les variations des conditions océanographiques affectent le succès de pêche des éléphants de mer, la condition des petits issus de la reproduction et les chances de survie des jeunes après le sevrage.
Entre 2004 et 2006, 85 éléphants de mer ont été équipés de ces balises à Kerguelen, Macquarie, en Géorgie du Sud et en Péninsule Antarctique. Cette étude, initiée par des biologistes marins, a suscité l’intérêt de plusieurs océanographes dont le besoin d’une information continue et de qualité sur l'océan Austral est crucial. Chacune de ces balises fournit, quotidiennement et en temps quasi-réel, un profil de température et un profil de salinité à des profondeurs comprises entre 500 et 1500m, dans une région où les informations hydrologiques manquent cruellement. Les données ainsi collectées sont intégrées dans la base de données Coriolis qui alimente Mercator en données in situ sur l’observation de l'océan. Le système Mercator est basé sur une représentation mathématique (un modèle) de l'océan, contraint en permanence par des observations satellitaires (hauteur de la mer, température de surface) et des données in situ (mesures en mer de température et salinité) qui viennent "rectifier le tir" en temps réel. Par ailleurs ces données servent pour des études d’océanographie physique fondamentale visant à étudier la circulation des masses d’eau dans l’Océan Austral. Ces données contribuent aussi à l’observation et au suivi du réchauffement à moyen terme de cet océan.

Figure 7 : séquence de capture d'une jeune mâle (CEBC-CNRS / SEaOS)

La pose d’une balise nécessite la capture d’un éléphant de mer (figure 7), ce qui n’est pas une mince affaire ! L’animal est puissant et un coup de mâchoire aurait des conséquences dramatiques. Mais à terre, l’animal est peu mobile et ne peut que difficilement échapper aux biologistes. La technique consiste à lui recouvrir la tête d’un sac qui l’aveugle tout en lui bloquant la gueule. Ensuite, tout n’est qu’une question de poids sur l’éléphant qu’il faut immobiliser le temps nécessaire pour l’ injection de l’anesthésiant. L’effet de l’anesthésiant est fulgurant et, moins d’une minute après l’injection, l’éléphant dort, incapable du moindre mouvement. L’éléphant de mer assoupi est pesé, mesuré, une prise de sang est faite et une extrémité d’ongle prélevée (figure 8).

Figure 8 : prise de sang et pesée de l'animal (CEBC-CNRS /SEaOS)

La balise est collée au moyen d’une résine à prise rapide sur les poils de haut de la tête de l’éléphant de mer : c’est la seule partie de l’animal exposée à l’air lorsqu’il respire en surface, flottant verticalement dans l’eau (figure 9). Les signaux satellites Argos doivent impérativement être émis hors de l’eau pour pouvoir être capté par le satellite. Une fois les manipulations terminées, l’animal est relâché et la balise, telle un chapeau, le suivra dans tous ses déplacements. A son retour à terre, après 8 mois en mer, on re-capture l’animal pour lui retirer sa balise et effectuer divers prélèvements et mesures qui seront comparées à celle effectuées lors de la première capture. Si l’animal n’est pas re-capturé, la balise tombe naturellement lors de la mue suivante lorsqu’il revient à terre.

Figure 9 : Pose de la balise (CEBC-CNRS / SEaOS et SMRU / SEaOS)

Une vie de plongeur d’exception
Autant l’éléphant de mer est mal adapté à la vie terrestre, autant sa vie marine révèle les incroyables aptitudes de l’espèce à la vie aquatique. En mer, il effectue des plongées profondes et régulières tout au long du trajet. Il passe près de 90% de son temps sous l'eau, plongeant en moyenne entre 400 et 800 m de profondeur. Mais la plupart des individus peuvent descendre bien plus profondément, le record étant détenu par un mâle de Kerguelen à 1 850 m. Dans le monde animal, seuls les cachalots et certaines baleines à bec semblent pouvoir concurrencer ces phoques. La durée moyenne des plongées est de 20 à 30 minutes, à une fréquence de 60 à 80 plongées par jour (figure 10).

Figure 10 : Profils de plongée d'un individu pendant une semaine d'enregistrement (SEaOS)


Lors de leurs trajets, les éléphants de mer traversent la plupart des structures frontales et des zones de convergences péri-antarctiques. Nos éléphants échantillonneurs collectent ainsi des données à fine échelle, permettant, par exemple la description des tourbillons et de la structure des courants dans les principales zones frontales du courant circum-polaire, ou Convergence Antarctique, mais aussi dans la zone de la banquise Antarctique. Cette étude montre que la distribution des éléphants de mer est différente en fonction du sexe des individus. Les femelles adultes exploitent de façon privilégiée la zone de bordure des glaces et les tourbillons des zones frontales polaires. Les mâles concentrent leur activité de recherche de nourriture principalement sur les plateaux péri-antarctiques et péri-insulaires.
Ainsi en travaillant simultanément sur les mâles et les femelles des différentes populations d’éléphants de mer, nous obtenons des informations océanographiques sur l’ensemble des régions de l’océan Austral. Les seules exceptions sont les gyres de la mer de Weddell et de la mer de Ross que les éléphants de mer semblent consciencieusement évite (figure 11).

Figure 12 : couverture de l'océan Austral par le programme SEaOS et exemple de l'enregistrement de la migration d'un jeune mâle (CEBC-CNRS /SEaOS/programme de visualisation MANVIS du SMRU)


Les variations du succès de la pêche peuvent être suivis lors de plongées très particulières, assimilées à des plongées de repos ou de digestion. L’animal plonge en profondeur probablement afin d’échapper à son plus redoutable prédateur, l’orque, qui est un piètre plongeur. Pendant ces plongées, les éléphants de mer nagent activement jusqu’à 200 – 300 m de profondeur, puis cessent toute activité natatoire et se laissent dériver passivement dans la colonne d’eau. Or le taux de dérive est directement fonction de l’état d’engraissement de l’animal. La graisse étant moins dense que l’eau, plus l’éléphant de mer s’engraisse, plus il a tendance à l’instar d’une motte de beurre à flotter. Il tend donc à remonter plus ou moins rapidement vers la surface en fonction de son état d’engraissement. À l’inverse, lorsque l’éléphant de mer s’amaigrit, la proportion de graisse diminue. Devenu plus dense que l’eau de mer, il tend à couler pendant les phases de dérive. Ainsi, les variations du taux de dérive des plongées de repos nous renseignent sur la qualité alimentaire de la zone visitée par l’éléphant de mer.
Des différences notables dans le choix des zones de pêche sont observées entre les principales populations d’éléphants de mer. En Géorgie du Sud, les zones de pêche préférées sont uniquement situées dans les eaux comprises entre le front subtropical et le front polaire alors que les eaux antarctiques ne sont pratiquement pas utilisées par cette population. À Kerguelen et, dans une moindre mesure, à Macquarie, ce sont les eaux antarctiques qui offrent les conditions les plus favorables. Cependant, pour atteindre ces zones favorables et revenir sur leur site de reproduction, les éléphants de mer de Kerguelen et de Macquarie doivent traverser des zones particulièrement défavorables, entre la bordure de la banquise et la zone frontale polaire, et voyager pratiquement un mois de plus que ne le font les éléphants de mer de Géorgie du Sud.
Cette étude confirme la très forte affinité des éléphants de mer des Iles Kerguelen et Macquarie avec la glace de mer en hiver, et plusieurs individus passent l’hiver au cœur de la banquise à parfois plus de 600 km de sa bordure.

Les diminutions drastiques des effectifs d’éléphant de mer observées à Kerguelen et à Macquarie pourraient ainsi être une conséquence directe du changement de régime climatique et océanographique qui a affecté l’océan Austral à la fin des années 1960 et souligné par de nombreuses études. Associée à ce réchauffement, une diminution de près de 25 % de l’étendue de la banquise a été décrite et semble avoir eu un impact considérable sur l’abondance du stock de Krill à la base de la plupart des réseaux trophiques antarctiques. Les larves de krill sont particulièrement vulnérables aux variations d’étendue de la banquise, car les algues épontiques (algues des glaces) qui se développent sur la face inférieure de la banquise constituent l’essentiel de leur régime alimentaire. Or moins la banquise est étendue, moins il y a d’algues épontiques et par conséquent de krill. Inversement ces conditions sont favorables au développement d'organismes gélatineux, les salpes, qui ne peuvent pas être consommées par la vaste majorité des prédateurs. La diminution d’abondance du krill a probablement été suivie par la réduction des effectifs des poissons et des calmars en bordure du continent austral, les proies dont dépendent les éléphants de mer de Kerguelen et de Macquarie. Cette diminution d’abondance des proies, outre un effet direct sur le taux de survie des adultes, pourrait avoir un effet indirect par la baisse de la masse corporelle des jeunes au sevrage, réduisant alors le taux de survie des jeunes.

L'océan Austral, immensité méconnue
L'océan Austral est probablement l'océan le moins accessible et le moins connu de la planète, en raison de son isolement géographique et des conditions climatiques qui y règnent. Or cet océan joue un rôle fondamental dans les échanges thermiques et de gaz carbonique entre l'océan et l'atmosphère et, par conséquent, dans la régulation du climat de notre planète. C'est dans cet océan que s'effectuent l'essentiel des échanges d'eau et de chaleur avec les océans voisins (Atlantique, Indien et Pacifique) et l'atmosphère. On sait maintenant que les variations de la quantité de chaleur stockée dans les eaux de l'océan Austral influencent la distribution et l'abondance du krill, et par conséquent de ses prédateurs : manchots, phoques ou baleines.
Cette approche est particulièrement appropriée pour collecter des données hivernales pour l'océan Austral, qui sont difficiles et extrêmement coûteuses à obtenir par des méthodes classiques alors que la banquise recouvre une large surface de la mer. L'emploi de navires océanographiques conventionnels pour collecter de telles données, outre leur coût élevé, ne peut pas garantir l'accès aux zones de glace de mer pendant les mois hivernaux. La seule autre alternative est l'utilisation de bouées dérivantes munies de capteurs divers. Cependant cette technologie ne permet pas une couverture importante des zones de hautes latitudes. Par ailleurs les bouées dérivantes ne peuvent pas être dirigées vers des zones présentant un intérêt particulier alors que le choix d'éléphants mer de sexe différent permet de cibler des régions particulières. Les bathythermographes lancés depuis les bateaux de ravitaillement ou de commerce apportent, elles aussi des informations importantes. Mais l'obtention de ces données est limitée aux principales voies de navigation et concerne seulement les profils de température. Les mouillages fournissent des séries temporelles à long terme, mais leur nombre est limité compte tenu de leur coût et des opérations logistiques associées à leur mise en œuvre. Une révolution dans les systèmes d'observation est cours, basée sur les satellites et sur les flotteurs-profileurs (Argos) autonomes qui permettent d'obtenir pour la première fois des mesures globales pour l’étude des océans. Mais même ces nouvelles technologies ne sont pas en mesure d’échantillonner en routine dans la zone de glace de mer : les mesures par satellite des températures de surface et de hauteur de la mer sont impossibles en zone couverte de banquise et les profileurs ne peuvent pas fonctionner dans ces conditions. Ainsi, pour la zone s’étendant de 60° S au continent Antarctique et comprise entre 20 ° E et 140 ° E, moins de 300 profils obtenus par ces méthodes sont répertoriés dans la base de données de Coriolis Godae. Par contre, en trois ans de programme SEaOS, les éléphants de mer en ont collecté plus de 5 000. À ce jour, les données « éléphant de mer » représentent plus 98 % des profils de températures et salinité obtenus sous la glace de mer (figure 12).

Figure 13 : comparaison du nombre de relevés et des zones géographiques couvertes par les différents programmes de relevés océanographiques dans l'océan Austral (SEaOS)

Une avancée technologique toujours renouvelée
Le développement par les scientifiques et les ingénieurs du Sea Mammal Research Unit de balises Argos, incorporant dans ces appareils un capteur CTD miniaturisé (salinité et température), et permettant l'enregistrement et l'envoi par satellite des données de plongée et de localisation d'animaux marins dans leur milieu naturel a grande avancée technologique rendant possible cette étude est un véritable progrès pour l’océanographie polaire. L'unité de base contient une plate-forme de transmission satellite, qui transmet les données de position via le Service Argos, ainsi que des capteurs de conductivité (indicateur de la salinité de l’eau), température et pression (indicateur de la profondeur de plongé) de haute résolution. Les algorithmes de compressions des données ont été largement développés par l’équipe d’océanographie Physique du Muséun National d’histoire Naturelle. Pour répondre à l’exigence des océanographes quant à la qualité des mesures hydrologiques, les capteurs ont été étalonné avec le concours du SHOM ( Service Hydrographique et Océanographique de la Marine française). Puis des essais en mer ont été réalisés avec l’aide de l'Insu (Institut National des Sciences de l’Univers ), et de l’IPEV (Institut polaire français Paul Emile Victor). Ces test ont permis de s’assurer de la qualité et de la résolution des données fournies et d’appliquer le cas échéant les corrections nécessaires aux données transmises par chacune des balises CTD.

Dans le cadre des actions menées pendant l’Année Polaire Internationale, ces efforts de recherches seront approfondis dans le cadre du programme MEOP (Marine Mammal Exploration of the Oceans - Pole to Pole). Élargissant à l’océan Arctique les techniques développées sur l’éléphant de mer austral, des balises seront déployées sur les phoques du Groenland pour lequel tout le monde s’accorde à reconnaître que les impacts du changement climatique sont plus marqués. Dans l’océan Austral, nos travaux seront poursuivis pour préciser les facteurs de vulnérabilité des populations d‘éléphants de mer aux changements océanographiques en cours, tout en continuant à utiliser ces animaux pour observer et mieux décrire l’océan Austral. L’ensemble des données collectées par les éléphants de mer équipés à Kerguelen sont mises à disposition des océanographes. Désormais, l'obtention de données océanographiques via des prédateurs marins pour appréhender les conséquences du réchauffement global s'avère être une approche très prometteuse pour l’étude des phénomènes climatique et océanique de grande échelle.
Demain les éléphants de mer permettront de mesurer les concentrations en phytoplancton de l’océan Austral. Ce nouveau développement technologique est effectué avec le soutien du CNES pour obtenir une mesure écologique particulièrement importante. Dans l’océan Austral, du fait du brassage permanent exercé par le vent, le maximum de concentration du phytoplancton n’est pas observé à la surface, comme c’est le cas dans les zones tempérées ou tropicales, mais à des profondeurs comprises généralement entre 30 et 60 m. Par conséquent, la densité du phytoplancton ne peut pas être mesuré précisément par satellite qui mesure la concentration de chlorophylle à la surface des eaux. Ces mesures sont très attendues par les biologistes marins qui pourront ainsi évaluer beaucoup plus précisément les quantités de carbone fixées par le phytoplancton dans le domaine austral et de préciser le pouvoir de piégeage du gaz carbonique par l'Océan Austral. D’un point de vue biologique, ces travaux vont nous permettre de quantifier les variations de productivité de l’océan Austral en fonction des variations naturelles du climat et leur conséquence pour un ensemble de prédateurs marins clefs, dont l’éléphant de mer. Les dernières informations sont cependant inquiétantes : la masse au sevrage des éléphants de mer de Kerguelen diminue…

 

Programme SEaOS : http://biology.st-andrews.ac.uk/seaos/index.html
- Christophe Guinet ; Frédéric Bailleul ; Charles André Bost : Centre d’Etudes Biologiques de Chizé (CEBC), CNRS, France
- Martin Biuw ; Mike Fedak; Phil Lovell ; Frazer Monks : Sea Mammal Research Unit (SMRU), University of St. Andrews, Ecosse
- Jean-Benoît Charrassin ; Young-Hyang Park ; Fabien Roquet : Equipe "Physique de l'Océan Austral", Département Milieux et Peuplements Aquatiques, Muséum National d'Histoire Naturelle, France
- Ian Field ; Mark Hindell; Clive McMahon: Antarctic Wildlife Research Unit (AWRU), University of Tasmania, Australie

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Christophe Guinet CEBC-CNRS / SEaOS © 2007- Le Cercle Polaire - Tous droits réservés

 

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