L’utopie AntarctiquePar Gérard Jugie,
Sur les six continents que comporte notre planète, il en est un qui résolument ne ressemble à aucun autre. L'Antarctique est un monde à part. S'étendant sur 14 millions de kilomètres carrés soit environ 28 fois la surface de la France, et près de deux fois celle de l'Australie. Ce continent, dont la surface double pendant l'hiver austral par l'extension de la glace de mer, n'abrite aucun habitant permanent. Lieu privilégié pour l'étude de nombreux phénomènes climatiques et atmosphériques ainsi que pour l'observation astronomique et l'étude des particules cosmiques, supportant la mémoire de l'histoire de la Terre figée dans les glaces accumulées depuis des millénaires, l'Antarctique est, depuis les premières missions d'exploration qui s'y sont aventurées, un intarissable réservoir de découvertes scientifiques. Les 2 000 mètres de glace, en moyenne, qui coiffent la quasi-totalité de ce continent représentent un volume de 30 millions de kilomètres cubes d'eau douce dans laquelle les bouleversements climatiques successifs ont laissé leur empreinte. Les espèces animales qui vivent en ces lieux - manchots, phoques, pétrels - sont autant de témoignages de l'extraordinaire capacité d'adaptation du vivant aux milieux les plus inhospitaliers. En un mot, l'Antarctique regorge de secrets à livrer, de données à fournir, si bien qu'on le présente parfois comme un gigantesque laboratoire, un lieu rêvé pour de nombreuses disciplines scientifiques, un idéal polaire, loin de l'agitation du monde et des hommes. Tout cela fait de l'Antarctique un continent hors du commun, mais c'est encore le statut politique inédit, exclusif et inouï pourrait-on même dire, dont il bénéficie, qui en fait un lieu unique où les règles qui s'appliquent sur tout le reste de la surface du globe n'ont pas cours. Ce désert blanc est en effet placé sous un régime international original sans équivalent depuis bientôt une cinquantaine d'année. On a ainsi voulu en faire une « Terre de Paix et de Science » exempte des maux dont souffre le reste de la planète. Faut-il dès lors parler à ce propos d'utopie ? Sans doute, mais à la condition de ne pas réduire l'utopie à une rêverie irréelle et irréaliste, sans fondements et sans moyens. La préservation du caractère exceptionnel de l'Antarctique repose sur une série d'accords internationaux et de protocoles dont l'histoire commence en 1959. Le succès de l'Année géophysique internationale en 1957-1958 à laquelle ont participé plus de 25 000 scientifiques, regroupés au sein de 4 000 organismes représentant 67 nations, a attiré l'attention du monde entier sur l'intérêt et les ressources scientifiques de l'Antarctique. En pleine ère de la guerre froide, sept pays possessionnés - l'Argentine, l'Australie, le Chili, la France, la Nouvelle-Zélande, la Norvège et le Royaume-Uni - décident alors de geler leur revendication territoriale sur cet immense désert pour le réserver aux domaines de la recherche scientifique. Bientôt cinq autre pays, les Etats-Unis, l'URSS, le Japon, la Belgique et l'Afrique du Sud, se joignent à cette aventure scientifique et dressent ensemble une toile de stations polaires antarctiques pour lancer un défi à la connaissance globale de notre planète. Le 1" décembre 1959, la signature du traité sur l'Antarctique, à Washington, donne corps à cette entreprise. Ce traité est entré en vigueur le 23 juin 1961 pour une durée de 30 ans, et a été renouvelé avec l'accord de tous les participants en 1991, pour une durée de 50 ans. Aujourd'hui, 45 pays y ont adhéré et ont ainsi rallié la cause de la « Terre de Paix et de Science ». Ce traité pose en effet des principes qui doivent garantir la liberté de la recherche scientifique et la coopération internationale sur toute la surface qui se déploie en dessous du 60 ° degré de latitude sud. Son article 3 précise ainsi que les « parties contractantes » s'engagent à procéder autant que possible « à l'échange de renseignements relatifs aux programmes scientifiques dans l'Antarctique, afin d'assurer au maximum l'économie des moyens et le rendement des opérations », mais aussi « à des échanges de personnel scientifique entre expéditions et stations dans cette région » et enfin « à l'échange des observations et des résultats scientifiques obtenus dans l'Antarctique qui seront rendus librement disponibles». En un mot, les signataires du traité ont voulu faire de 1'Antarctique un continent où la connaissance scientifique ne serait pas monnayable, où les données tirées de l'observation deviendraient immédiatement patrimoine commun de l'humanité, ou la solidarité serait la règle et la concurrence l'exception. Et puisque l'esprit du traité impose l'idée d'une « Terre de Paix et de Science », il interdit en outre toute activité à caractère militaire dans la région. Nulle arme n'est ainsi sensée dépasser le 60° degré de latitude sud, nulle recherche servant directement des intérêts militaires et stratégiques ne doit y être menée, enfin aucun combustible nucléaire ne peut y être stocké. Il est important de noter que ce traité a été élaboré et signé en pleine guerre froide ; la signification et la portée hautement symbolique de ce type de résolution n'en apparaissent que plus c1airement. A u ne époque où le moindre différend territorial faisait craindre l'explosion d'un conflit mondial et nucléaire, cette décision se présentait comme une déploration et une contestation du monde tel qu'il était et offrait l'espoir d'un possible havre de paix sur la Terre. Il faut aussi et surtout noter que ce point du traité n'est pas une simple déclaration d'intention, idéaliste et grandiloquente. Aujourd'hui encore. le pays qui oserait enfreindre cette règle se verrait vertement réprimandé par les autres signataires du traité. Assurer la paix et la liberté de la science en Antarctique est rapidement apparu insuffisant. Et les signataires ont réalisé dès les années 1980, alors que s'ouvraient des perspectives sur l'exploitation des ressources minérales de l'Antarctique et que l'idée d'y trouver du pétrole en attirait plus d'un, qu'il fallait aussi prendre de fermes résolutions pour préserver cet environnement exceptionnel. En effet, certains tentèrent. en 1988, d'ouvrir la possibilité de mener des activités minières dans cette partie du monde en élaborant une convention, dite de Wellington. Plusieurs pays, dont la France, s'opposèrent à cette convention qui bafouait l'esprit du traité de Washington et qui, par conséquent, n'entra jamais en vigueur. Lieu de paix perpétuel et tout entier consacré au développement de la connaissance scientifique, l'Antarctique se devait aussi de devenir un conservatoire écologique, ou du moins, une réserve naturelle mondiale. Le protocole de Madrid, signé le 4 octobre 1991, est alors venu renforcer et étendre dans ce sens le traité sur l'Antarctique. Il prévoit une protection environnementale de ces terres comme il n'en existe nulle part ailleurs. Il est par exemple interdit de laisser traîner un quelconque déchet, si petit soit-il, et il est recommandé de tout mettre en œuvre pour qu'une implantation matérielle n'entraîne aucune pollution, ce qui, étant donné les conditions climatiques, relève parfois du défi. Si l'on rapproche ces recommandations très drastiques aux dimensions réelles du continent, on peut être surpris par la démesure du projet. Mais c'est bien là la force de la volonté politique qui anime les contractants des divers traités internationaux relatifs à l'Antarctique : celle-ci ne semble pas supporter la demi- mesure N le compromis et tout semble être mis en œuvre pour préserver sa pureté. On pourra évidemment y voir le rêve d'une terre immaculée et vierge, mais il reste que ces règles de protection de l'environnement sont, dans l'ensemble, strictement respectées. Les hivernants répartis dans une petite dizaine de bases permanentes situées à des milliers de kilomètres les unes des autres prennent des précautions environnementales - tels le tri sélectif des déchets, leur compactage et leur retour, lorsqu'ils ne peuvent être recyclés vers les autres continents -, qui pourraient sembler exagérées aux yeux du consommateur occidental. Mais qu'importe, les écarts à ces règles aussi strictes que se sont imposé volontairement les signataires du protocole de Madrid, demeurent rarissimes. Il faut encore se demander dans quelle mesure l'ensemble de ces principes, certes généreux, sont applicables in situ au quotidien. Le projet Concordia est à ce titre exemplaire. Tout d'abord, cette station franco- italienne est établie en secteur australien et illustre déjà pour cette raison l'utopie antarctique : tous les signataires se sont engagés a renoncer, durant toute la durée du traité, à toute prétention territoriale et à faire de l'ensemble du continent une propriété commune. Ainsi, la France et l'Italie ont décidé de bâtir leur station commune au Dôme C, un site choisi sur des critères exclusivement scientifiques ; le fait que ce site soit implanté sur un secteur revendiqué par l'Australie avant la signature du traité n'a nullement interféré dans cette décision. En outre, si la collaboration avec 1'Italie répond de fait à des exigences économiques. Elle se présente aussi comme la possibilité offerte par deux grandes nations européennes a d'autres pays qui ne disposent pas encore des moyens ou des savoir-faire requis, de participer a la recherche scientifique dans cette région. D'ailleurs, suivant le même esprit, l'Australie a récemment proposé à la Pologne de l'accueillir dans l'une de ses bases. Enfin les mesures environnementales que se sont fixées Français et Italiens, en particulier concernant le traitement des déchets, sont plus strictes encore que celles qu'impose le protocole de Madrid, alors que les conditions climatiques sont au Dôme C excessivement dures - au cœur de l'hiver austral, la température avoisine les -70 °C et le soleil ne réapparaîtra pas avant août. L'idéal utopique de pureté absolue du site a cependant été ici poussé à l'extrême avec le projet de construction, mené en partenariat avec l'Agence spatiale européenne, d'une station de traitement des eaux permettant de ne rejeter que des liquides propres à la consommation et de conserver les résidus boueux sous une forme compatible avec leur rapatriement vers d'autres zones plus civilisées pour leur traitement. Tout est fait pour que l'empreinte de l'homme puisse être effacée complètement au premier coup de blizzard. Tout est fait pour préserver la virginité de ce continent et la blancheur immaculée de sa surface. Les contraintes que se donnent les bases qui y sont établies concourent à réduire l'homme au statut de pur observateur externe n'interagissant nullement avec le milieu ; un statut qui n'est pas sans rappeler certaines utopies scientifiques. Préserver le désert blancSi « Là-bas tout n'est qu'ordre et beauté », rien n'est fait pour que l'on y trouve « luxe, calme et volupté » et ces règles drastiques et contraignantes ne sont pas une invitation au voyage. « L'homme n'est pas le bienvenu en Antarctique » disait l'explorateur Sir Ernest Shackleton, et les règles de comportement sur ce continent semblent en prendre acte : c'est une terre dont l'homme a décidé de ne jamais devenir le maître et le possesseur. Mais est-ce simplement possible ? Les consignes données par le protocole de Madrid sont certes strictes : élimination et gestion des déchets, prévention de la pollution marine, conservation de la faune et de la flore, et évaluation régulière des conséquences des activités sur l'environnement. Mais, bien qu'il soit fort éloigné du reste du monde, géographiquement et politiquement, ce continent n'en subit pas moins les atteintes globales à l'environnement. La croissance des gaz à effet de serre, la déplétion de la couche d'ozone stratosphérique ou les invasions d'espèces portant atteinte à la biodiversité touchent l'Antarctique qui n'est pas une bulle imperméable à ce qui se passe sur la planète. Aussi vouloir préserver l'utopie antarctique suppose d'étendre certaines des règles qui y sont appliquées en matière de pollution à la totalité du globe. Il faut enfin veiller à ce que ce continent ne devienne pas la victime du rêve qu'il incarne. S'il s'agit bien d'une terre de liberté n'appartenant à personne en propre mais au contraire à l'ensemble de l'humanité, il est exclu d'y interdire le tourisme. Mais l'on sait aussi les conséquences d'un développement touristique excessif et sauvage. Alors que moins de 6 000 touristes le visitaient au début des années 1990, 2004-2005 en a vu passer plus de 25 000 et cette tendance va se poursuivre. On peut craindre que les infrastructures nécessaires à l'accueil de cette masse croissante ne finissent par contrevenir à l'esprit du traité. Il s'agira donc dans le futur de faire en sorte de concilier ces exigences peut-être contradictoires.
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