De nouvelles routes maritimes dans l'arctique ?
Par Frédéric Lasserre , Professeur à l'Université de Laval-Québec (Québec), Directeur de l'Observatoire de Recherches Internationales sur l'Eau (ORIE), Chercheur à l'Institut québécois des Hautes Études internationales (IQHEI), Chercheur associé à la Chaire Raoul Dandurand en Études stratégiques et diplomatiques (UQÀM) et à l'Observatoire européen de géopolitique (OEG). La problématique des changements climatiques suscite des débats de plus en plus soutenus au sein des opinions publiques, mais aussi au sein des cabinets gouvernementaux. A mesure que les impacts environnementaux de ces changements se précisent, que l'on commence à prendre la mesure des altérations rapides des équilibres écosystémiques qui pourraient en résulter, les chancelleries doivent envisager de définir des politiques afin d'être en mesure de réagir aux risques économiques, sociaux et politiques que pourraient apporter ces changements climatiques aux contours encore incertains. Depuis 1995 environ, les changements climatiques ont commencé à marquer les régions arctiques. Ces bouleversements se traduisent notamment par la fonte de la banquise, qui marque un retrait réel depuis une dizaine d'années, que ce soit dans l'archipel canadien ou au nord de la Sibérie russe. La fonte des glaces arctiques laisse entrevoir la possibilité de l'ouverture des passages du nord-ouest et du nord-est entre l'Atlantique et l'Asie. Routes beaucoup plus courtes que Suez ou Panama, elles offriraient des possibilités commerciales et industrielles notables, tout en permettant l'exploitation de gisements de pétrole et de minerais considérables. Mais ces routes constituent aussi des enjeux stratégiques majeurs pour tous les pays arctiques, en particulier pour le Canada, la Russie et les États-Unis. Pour ces derniers, la liberté de navigation de la marine américaine est fondamentale. Pour le Canada, les eaux des détroits arctiques font partie des eaux intérieures canadiennes, relèvent de sa seule souveraineté et ne seraient pas soumises aux droits de passage inoffensif et de transit. La pression américaine, modérée jusqu'à présent, se fera-t-elle plus pressante à mesure que se précisent les perspectives d'une ouverture de ces routes maritimes ? 1. Avec le retrait des glaces : de nouvelles routes stratégiques ?1.1. Fonte des glaces ou retrait conjoncturel ?À partir de 1995, un phénomène nouveau commence à être observé, qui va profondément modifier le statu quo géopolitique de l'Arctique, relancer les projets de navigation par les deux passages, et raviver la question de la souveraineté sur les eaux arctiques canadiennes et russes : la disparition apparente et rapide de la couverture de glace océanique annuelle, ainsi que l'amincissement de la glace pluriannuelle, qui laisse entrevoir la possibilité de sa dislocation à terme. Ainsi, selon les observations satellitaires (données de la NASA), le couvert de glace à son minimum de septembre, dans l'ensemble de l'Arctique, a diminué de 21,3% de 1992 à 2006, marquant ainsi une accélération d'un phénomène observé dès les années 1980, mais encore fort lent à l'époque. Les campagnes océanographiques de 2005 et de 2006, dans l'Arctique russe comme canadien, ont permis de visu de mesurer l'ampleur des changements : de vastes espaces maritimes étaient pratiquement totalement libres de glace à des époques où aurait dû se trouver une banquise saisonnière conséquente. Les Inuits confirment, de mémoire traditionnelle, ne jamais avoir vu un tel phénomène, et s'inquiètent des signes d'essoufflement des populations de phoque et d'ours, qui ont besoin de la banquise pour mettre bas ou chasser. Une certaine incertitude demeure sur la pérennité du phénomène et sur sa vitesse réelle. Mais les scientifiques sont maintenant d'accord sur ce point : avec les changements climatiques, la banquise estivale de l'océan Arctique devrait disparaître d'ici vingt à trente ans environ. Seule subsisterait une banquise permanente, dont l'étendue demeure inconnue, et que le réchauffement grignoterait peu à peu. Depuis 1960, la surface globale de la banquise a diminué de 15 %, et de 7 % depuis 1978 ; son épaisseur s'est réduite de 42 % depuis 1958. Autre point susceptible d'inquiéter les décideurs politiques : la surface de la glace d'hiver a, elle aussi, commencé à se réduire. On pensait jusqu'à présent que le phénomène de fonte ne touchait que la glace en été, mais que le couvert de glace se reformait chaque hiver. Or, les observations satellites, au maximum de février, témoignent d'une baisse de 7% de la glace d'hiver de 2003 à 2006. Ce point est important car, plus les glaces d'hiver sont réduites, moins grande sera l'énergie requise pour la faire fondre et plus la banquise se réduira aussi en été. Au Canada, à Iqaluit, capitale du Nunavut, les glaces disparaissent de plus en plus tôt, prolongeant ainsi la saison navigable pour tous les navires de deux mois et demi à désormais trois à cinq mois. Les pilotes des brise-glaces canadiens confirment ces observations empiriques d'une réduction drastique de la couverture de glace des eaux en été. À Churchill, dans la baie de l'Hudson, l'embâcle, habituelle à la fin d'octobre, ne se produit plus aujourd'hui que vers la mi-novembre, allongeant d'autant la saison navigable. Les autorités de ce port ont déjà investi plus de 35 millions de dollars pour moderniser les infrastructures de chargement de céréales et pouvoir accueillir le trafic supplémentaire; la société américaine OmniTRAX, propriétaire du port et de la voie ferrée de Churchill à la gare du Pas (Manitoba), étudie sérieusement la possibilité d'accroître significativement la capacité du port, et ce d'autant plus que les compagnies pétrolières russes ont investi plus de 5 milliards $ pour augmenter la capacité du port de Mourmansk.. Dans l'Arctique russe, la saison de navigation d'été (avec une escorte minimale ou nulle), de juillet à octobre, s'étend de plus en plus souvent au mois de novembre, voire jusqu'au début du mois de décembre, et commence plus souvent en juin. Les climatologues craignent un emballement du retrait des glaces, du fait de l'effet d'albédo : la glace et la neige réfléchissent l'essentiel de la lumière solaire, mais la mer en absorbe la plus grande part : un océan Arctique de moins en moins couvert de glace se réchauffe donc de plus en plus, accélérant la fonte. Des climatologues prévoient que, non l'océan Arctique pourrait être libre de glaces durant l'été d'ici à 2040, ce qui implique même la disparition de la banquise épaisse pluriannuelle, un scénario-catastrophe que confortent, en 2005, les bilans des missions scientifiques des océanographes mandatés par un gouvernement canadien de plus en plus inquiet par l'évolution du couvert de glace : la fonte de la banquise annuelle est de plus en plus rapide en été, et plus rapide que les prévisions des modèles climatiques, selon Louis Fortier, directeur du réseau de recherche ArcticNet. 1.2. L'attrait de nouvelles routes polaires
Tableau 1 - Distances entre ports (en kilomètres), selon la route maritime
Source : mesures effectuées par l'auteur sur le SIG MapInfo.
Tableau 2 - Distances entre Mourmansk et des centres industriels de la côte Pacifique (km) selon la route maritime
Cette géographie objective du globe et de ses passages maritimes alimente de nombreux scénarios sur les futures routes stratégiques du XXI e siècle : les changements climatiques et la progression constante des techniques de construction navale vont-ils permettre aux passages du nord-ouest comme du nord-est de devenir, plusieurs siècles après avoir été l'objet de folles spéculations de la part des explorateurs européens, de nouveaux axes majeurs de navigation entre Atlantique et Pacifique ? Une route plus courte permettrait, en théorie, d'accroître les fréquences de desserte et de réduire les coûts de carburant et de personnel.
2. La Route maritime du nord : un projet soviétique stratégiqueÀ la différence des autorités canadiennes, pour qui le passage du nord-ouest ne constituait ni un enjeu commercial – les ressources naturelles y étaient encore très peu connues, et l'idée d'emprunter le passage comme route de transit entre l'Europe et l'Asie avait été broyée dans les glaces –, ni un enjeu de souveraineté à l'époque, le gouvernement soviétique entreprit, dès les années 1930, de développer systématiquement une desserte maritime de sa côte arctique, ce que l'on appelle la « Route maritime du nord ». Cette route présente aussi l'avantage de permettre la desserte des villes le long des principaux fleuves sibériens – le Iénissei, l'Ob, la Léna, la Kolyma –, lesquels constituent les principaux axes de transport dans ces régions reculées. La politique de développement économique soviétique reposait en bonne partie, à ses débuts, sur la volonté de mettre le plus possible en valeur des ressources propres, pour des raisons politiques : il ne fallait pas dépendre de l'étranger pour son approvisionnement en matières premières. En 1933, Moscou décida de lier le développement de l'exploitation des ressources naturelles sibériennes et le soutien actif à la navigation sur la Route maritime du nord (RMN), en créant l'Administration centrale de la Route maritime du nord. C'est l'infrastructure portuaire, l'équipement en brise-glaces, et la familiarisation avec la navigation dans ces eaux difficiles qui permirent l'ouverture de cet itinéraire aux navires marchands alliés en provenance du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale. Des efforts considérables ont été déployés pour ouvrir cette route maritime, navigable sur toute sa longueur dès les années 1930, et toute l'année dans sa partie occidentale (de la presqu'île de Kola jusqu'à Dikson) à partir de la mise en service, dans les années 1980, d'une flotte conséquente d'imposants brise-glaces nucléaires de 75 000 chevaux (classe Arktika ). La RMN, bien qu'elle ait connu un rapide déclin avec la chute de l'URSS, constitue encore, à la différence du passage du nord-ouest, une route maritime réelle au trafic non négligeable. Tableau 3 - Trafic maritime de la Route maritime du nord.
Source : Nathan Mulherin, Devinder Sodhi, et Elisabeth Smallidge, Northern Sea Route and Icebreaking Technology , Cold Regions Research & Engineering Laboratory, Fairbanks , 1994, p. 11 ; Claes Lykke Ragner, Northern Sea Route Cargo Flows and Infrastructure – Present State and Future Potential , FNI Report 13, Fridjof Nansen Institute, Oslo , 2000, p.12 ; Reuters, 28 avril 2002.
Le projet soviétique était exclusivement destiné au développement du Nord sibérien par la flotte marchande soviétique : aucune dimension de transit entre Europe et Asie n'était alors envisagée, et aucun projet d'ouverture de la desserte des ports arctiques à des affréteurs non soviétiques non plus, jusqu'en 1966. Cette année-là apparaissent de timides efforts pour tenter de séduire les transporteurs occidentaux – et encaisser des devises fortes. En 1967, le cargo Novovoronezh , avec une escorte de brise-glaces, effectua un voyage de démonstration, reliant Le Havre, Hambourg et Rotterdam à Yokohama en 27 jours. En 1977, le brise-glace Arktika a atteint le pôle, démontrant qu'il était possible, en été du moins, de naviguer dans les eaux arctiques. Ces efforts ne séduisirent que les Japonais, qui naviguèrent sur certains segments de la route, mais le contexte de la guerre froide n'était guère favorable aux propositions soviétiques. En 1987, Mikhaïl Gorbatchev avait ouvert des perspectives nouvelles, en annonçant son désir d'ouvrir la route maritime du nord à la navigation internationale entre Europe et Extrême-Orient; mais ce n'est qu'en 1991 que l'Union soviétique a publié une réglementation et une tarification transparentes, ouvertement destinées à attirer la navigation étrangère dans les eaux de la Route maritime du nord, afin de constituer une source de revenus issus des droits de passage et des services de pilotage. La politique d'ouverture de la Russie et le caractère stratégique du passage du nord-est ont suscité l'intérêt renouvelé du Japon, de la Norvège, mais aussi des États-Unis. Il ne s'agit cependant pas d'une route que pourraient emprunter tous les navires : vraisemblablement, seuls des cargos à coque renforcée (classe arctique 1A) ou escortés pourraient emprunter cette route, car le risque de glace dérivante est toujours présent. Les changements climatiques, dans le cas de la Route maritime du nord, viennent donc relancer un vieux projet soviétique. Déjà, les carnets de commande de cargos à coque renforcée des chantiers navals finlandais sont pleins pour plusieurs années; la Russie promeut activement sa Route maritime du Nord pour le trafic de transit comme pour l'exploitation des ressources naturelles. La compagnie Aker Finnyards a même créée une filiale entièrement consacrée à ce créneau, Aker Arctic Technology. 3. L'ouverture du passage du nord-ouest ?Dans l'archipel arctique canadien, la possibilité d'ouvrir une route maritime est récente; elle résulte tout d'abord d'un projet des États-Unis. Le pétrole de l'Alaska est découvert en mer de Beaufort en 1968. En 1969, une compagnie américaine, Humble Oil, avait construit un pétrolier de 155 000 tonnes à coque renforcée, le Manhattan , pour acheminer le pétrole de l'Alaska destiné aux marchés de la côte est américaine, en transitant par le Passage du nord-ouest – sans en demander la permission officielle au gouvernement canadien, déclenchant de vives inquiétudes de la part du public canadien quant au respect de la souveraineté canadienne sur ces eaux. L'objectif était de démontrer le rôle commercial stratégique que pouvait jouer cette route maritime nordique. Mais le pétrolier s'était souvent retrouvé bloqué dans les glaces, malgré son escorte de deux brise-glace et l'amincissement estival de la glace : s'il était techniquement possible de franchir le passage avec une importante cargaison marchande, l'expédition constituait néanmoins un échec commercial. Avec la fonte des glaces que l'on observe actuellement, le développement de l'exploitation de ces ressources pourra être relancé, étant donné que le transport maritime est envisageable pendant une plus longue période. Outre la dimension du commerce maritime international, les changements climatiques renforcent aujourd'hui, comme en Russie, l'intérêt de nombreux acteurs économiques pour le développement de la navigation dans cette région, du fait de la présence des ressources naturelles qu'elle renferme en quantité importante. On trouve toute une gamme de minerais, plomb, zinc, or, tungstène, uranium et argent, mais aussi gaz et pétrole. Certes, les gisements prouvés à ce jour sont sans commune mesure avec ceux de l'Arctique russe. Mais leur pauvreté apparente s'expliquerait en bonne part par la méconnaissance de la géologie de la région. Un important effort de prospection a été entrepris par le gouvernement canadien. La publication de chaque nouvelle carte suscite l'intérêt marqué des compagnies minières. Des projets majeurs d'exploitation diamantifère, d'or, d'argent, de plomb, de cuivre, de zinc, de gaz et de pétrole sont en cours, que la conjoncture de retrait des glaces viennent renforcer. Conséquence de ces perspectives, des projets de construction de ports en eau profonde sont envisagés à Kugluktuk (ex-Cambridge Bay), sur le détroit Union, ainsi qu'à Bathurst Inlet et Iqaluit (île de Baffin) : leur conception est directement reliée aux nouveaux projets miniers ainsi qu'à la perspective de navigation plus libre sur un Passage du nord-ouest moins englacé. 4. La contestation des revendications de souveraineté canadienne et russe ?Corollaire de l'ouverture possible du passage du nord-ouest, les revendications de souveraineté canadienne et russe sur leurs eaux arctiques pourraient être remises en cause par Washington. Le Canada et la Russie ont proclamé chacun des lignes de base, qui englobent l'ensemble des archipels arctiques. Selon la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, les lignes de base transforment les eaux en deçà de leur tracé en eaux intérieures,. Le Canada comme la Russie affirment ainsi que les passages du nord-ouest et du nord-est relèvent de leurs eaux intérieures : seuls ces États pourraient y exercer un contrôle souverain sur toute activité dans le secteur. Or cette position est rejetée par les États-Unis comme par l'Union européenne, qui affirment que les tracés des lignes de base en question sont invalides. Les passages arctiques seraient alors qualifiés de détroits internationaux, dans lesquels s'appliquerait la liberté de transit (passage innocent). Si les passages arctiques sont reconnus comme des détroits internationaux, le Canada et la Russie ne pourront plus prétendre à un contrôle unilatéral et exclusif du transport maritime dans la région. Le libre passage des navires deviendrait donc la norme. En août 1985, l'incident du Polar Sea avait contribué à la détérioration des relations entre le Canada et les États-Unis : le brise-glace américain avait alors franchi le passage du nord-ouest, sans demander d'autorisation au gouvernement canadien. À la suite de l'incident, Washington et Ottawa avaient convenu... de demeurer poliment en désaccord. Mais les perspectives d'ouverture du passage, avec la fonte des glaces, pourraient radicalement changer les perspectives pour les Américains. En effet, outre l'avènement possible d'une importante route commerciale maritime et la mise en valeur du potentiel minier du grand Nord, l'ouverture du passage du nord-ouest permettrait la desserte aisée de bases de lancement de missiles dans le cadre du programme de défense antimissiles. Inquiet de la perspective de ne pouvoir contrôler directement une navigation potentiellement plus importante dans une région à l'écologie sensible, le gouvernement canadien s'efforce d'affirmer sa souveraineté. Dès 1970, avec la loi sur la Prévention de la Pollution des Eaux Arctiques, Ottawa affirmait, à l'époque unilatéralement, sa volonté de contrôler les navires qui aborderaient de Passage du Nord-ouest, et d'interdire le transit à ceux qui ne respecteraient pas les normes de navigation édictées par le Canada. Mais, la fin de la guerre froide et l'orientation très atlantique de la marine canadienne ont conduit Ottawa a négliger de développer des outils militaires et civils capables de faire respecter cette loi, dont le principe est désormais inscrit à l'article 234 de la Convention du Droit de la mer de 1982 (que ne reconnaît pas Washington, incidemment). De fait, lorsque la controverse a refait surface entre le Canada et les États-Unis sur le statut des eaux de l'archipel arctique canadien, Ottawa, fort dépourvu, a commencé à organiser de nouveaux exercices militaires dans une région délaissée depuis près de 15 ans. En 2006 seulement, trois manoeuvres militaires ont été tenues dans l'Arctique : elles soulignent aussi le grand manque de moyens (nombre réduit d'avions de transport et d'observation à longue portée ; absence de bâtiment militaires et de ravitaillement à coque renforcée ; nombre limité de brise-glace vieillissants ; couverture radar de surface incomplète) pour connaître, surveiller les activités dans une régions immense, et pouvoir intervenir pour faire appliquer la souveraineté canadienne. Face à l'opposition américaine, le gouvernement canadien a choisi comme stratégie d'obtenir la reconnaissance tacite du reste de la communauté internationale (l'Union européenne a certes protesté, mais mollement, contre le tracé des lignes de base droites englobant l'archipel arctique canadien dans les eaux intérieures du Canada) et de faire valoir à Washington, très soucieux de sécurité depuis le 11 septembre 2001, qu'un archipel arctique surveillé par le Canada valait mieux pour la sécurité des États-Unis qu'un passage international par où pourrait transiter tout navire. L'arrestation par la police canadienne, dans l'archipel arctique, d'immigrants illégaux roumains en provenance du Groenland, en août 2006, et le développement du trafic de drogue, sont des arguments qui vont en ce sens.
5. Le Canada exerce-t-il seulement sa souveraineté sur l'Arctique ?
Il importe donc au gouvernement fédéral, pour prouver ses prétentions, non seulement de revendiquer une souveraineté canadienne sur ce secteur, mais aussi de démontrer qu'elle est effective. En fait, le Canada doit pouvoir actualiser cette souveraineté par un contrôle et une présence effectifs dans cette région, ceci afin d'empêcher l'internationalisation du Passage du Nord-Ouest qui est perceptible par un accroissement important du nombre de transits et de leur importance, du nombre de pavillons et des pays, surtout si ces transits ne sont pas au préalable autorisés par le gouvernement canadien dans cette région. En outre, la baisse de la présence canadienne et de ses activités dans le Passage du Nord-Ouest sont d'autres éléments à prendre en considération, alors que la pression américaine est beaucoup plus forte envers Ottawa qu'envers Moscou, du fait de la proximité de l'Alaska et de l'intérêt stratégique du transfert de bâtiments militaires entre flottes du Pacifique et de l'Atlantique. Or, le nombre de patrouilles maritimes canadiennes a diminué, et aucun brise-glace canadien ne peut naviguer dans les eaux arctiques en hiver, à la différence des bâtiments russes et américains. Les projets d'acquisitions de sous-marins, de patrouilleurs et de brise-glaces modernes et puissants (voir tableau 4; le plus puissant brise-glace canadien est 3 fois moins puissant que ses homologues américains de la classe Polar Sea ) ont sombré à la fin des années 1989 avec l'explosion du déficit budgétaire. Les patrouilles aériennes se font de plus en plus rares : dans les années 1980, 26 patrouilles de souveraineté étaient organisées en moyenne par année ; en 2000, on n'en a compté que 4 pour tout le territoire nordique. Une aussi faible couverture aérienne implique que la dimension de surveillance est nulle : les vols ont une utilité purement symbolique. Le 19 février 2001, le ministère de la Défense annonçait la réduction des effectifs des avions de chasse de 125 à 80, des avions de patrouille de 21 à 16 et des heures de vol totales de ces derniers, de 11 000 à 8 000 pour l'ensemble du territoire. La présence civile est des plus faibles également : on peut déplorer le manque de financement pour la recherche sur l'Arctique canadien. Récemment, le 30 avril 2001, lors d'une conférence sur l'Arctique canadien, les chiffres suivants ont été divulgués sur les sommes consacrées par divers pays à la recherche polaire : États-Unis, 463 millions $CAN par année; Suède, 11 millions $CAN par année; Canada, moins de 3 millions $CAN par année. Le gouvernement américain, par ailleurs, via deux instituts de recherche, la US Arctic Research Commission et l'Institute of the North (Anchorage), finance un ambitieux projet de recherche sur la navigation dans l'Arctique, Marine Transport and Changing Access in the Arctic Ocean . Même la Chine a modifié en profondeur son programme de recherche arctique, affectant son brise-glace de recherche Snow Dragon ( Xue Long ) de l'Antarctique à l'Arctique. Le déficit de recherche canadienne dans l'Arctique était immense, mais le gouvernement canadien, mesurant l'ampleur des impacts politiques de ce retard, s'est efforcé de rattraper son retard, comme en témoigne l'investissement de 75 millions C$ dans la transformation du brise-glace Sir John Franklin en un navire de recherche de pointe, l' Amundsen , et l'octroi en 2003 de 41 millions C$ à cette fin.
Fig. 5 : L'Amundsen dans la baie de Frobisher en octobre 2006. Cliché F. Lasserre.
La présence officielle canadienne se limite en fait à peu de choses : une garnison militaire, éparpillée à travers le territoire, qui ne dépasse pas 150 hommes ; un seul poste fixe de la Garde côtière, situé à Iqaluit ; des bases militaires vides, dont celle d'Iqaluit, construite en 1993 mais qui reste presque inoccupée ; des compagnies de Rangers dans les villages inuits. Les Rangers (1 500 hommes) sont des milices paramilitaires locales, recrutées à temps partiel parmi la population civile, et chargées, du temps de la guerre froide, de patrouiller le Grand nord pour y signaler toute activité anormale. Outre qu'elle est un facteur puissant d'intégration des Inuits à la structure gouvernementale canadienne, l'institution des Rangers a été conservée après la fin de la guerre froide, car, pour symbolique qu'il soit, c'est encore l'outil le plus efficace pour assurer la présence officielle du Canada sur le Grand nord.
Tableau 4. Flottes de brise-glace de mer en 2002 – Canada, États-Unis, Russie
Source : Claes Lykke Ragner, Northern Sea Route Cargo Flows and Infrastructure, 2000, p.72; Garde côtière du Canada , http: / /www.ccg-gcc.gc.ca/fleet/list_e.asp; US Coast Guard, http://www.uscg.mil/uscg.shtm.
En somme, il importera au gouvernement du Canada, s'il entend faire prévaloir sa revendication au cours des prochaines années, de mettre en œuvre des actions et des politiques afin d'assurer un contrôle effectif de la région de l'archipel arctique canadien, empêcher l'internationalisation du Passage du Nord-Ouest. Cette reconnaissance importe d'autant plus, qu'une fois que ce passage serait considéré comme international, Ottawa ne pourra plus réglementer le trafic selon les dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Mais de tels objectifs paraissent ambitieux eut égard à la montée en puissance des pressions européennes et américaines pour ouvrir l'accès à ces eaux, et du caractère symbolique de la présence militaire et civile canadienne dans la région.
ConclusionIl importe de tempérer l'enthousiasme des promoteurs de la navigation arctique, mais aussi de mesurer les perspectives d'une crise diplomatique entre Washington, Ottawa et Moscou. Tout d'abord, il est peu probable que la navigation de transit connaisse un développement marqué, alimenté par le trafic de conteneurs en pleine expansion. Les affréteurs de porte-conteneurs fonctionnent en effet dans un contexte logistique de juste-à-temps : les retards ne sont pas envisageables, non plus que les coûteuses réorganisations de routes que supposerait une navigation uniquement estivale. Or, à cause de la perspective de glaces dérivantes et d'icebergs en été, du fait de la fonte de la banquise permanente et de la débâcle de l'inlandsis groenlandais, des retards seront toujours possibles dans les deux routes de l'Arctique : la navigation de transit serait sans doute essentiellement alimentée par des trafics de vrac. Par ailleurs, la menace que feront peser ces glaces dérivantes, conséquences de la désagrégation probable de la banquise permanente, constituera un coût important dans le calcul de rentabilisation de toute forme de navigation commerciale ou d'exploitation des gisements. L'attitude des compagnies d'assurances reste encore inconnue quant à l'utilisation commerciale de ces routes arctiques. Cependant, il y a fort à parier que la possibilité d'exploiter des gisements importants, s'ils sont découverts, dégagera des profits suffisants pour investir dans des infrastructures adéquates pour la navigation estivale. Si la navigation se développe de façon importante, si des gisements importants sont découverts, il est probable que Washington ne reste pas silencieux et rappelle au Canada et à la Russie sa position diplomatique.
Frédéric Lasserre © 2007- Le Cercle Polaire - Tous droits réservés |