Les pôles sentinelles du réchauffement climatique Par Laurent Mayet, Président du Cercle Polaire .
Les hautes latitudes ont longtemps été des mondes inhospitaliers, où seuls quelques explorateurs au caractère bien trempé osaient s'aventurer. Aujourd'hui, insiste Gérard Jugie, directeur de l'Institut polaire français Paul-Émile-Victor, le temps des grands explorateurs est révolu et nous sommes entrés dans une ère nouvelle, celle de la recherche scientifique en milieu polaire, que s'apprête à consacrer l'Année polaire internationale 2007-2008. Pour autant, les zones arctique et antarctique sont loin d'avoir livré tous leurs secrets et elles constituent encore, pour une large part, des terrae incognitae . Si l'étude de l'environnement polaire, tant boréal qu'austral, a pris une importance accrue durant ces dernières décennies, c'est parce que ces régions sont des témoins et des acteurs privilégiés du changement climatique à l'échelle planétaire (le Global Change des Anglo-Saxons). Dans le débat actuel, la place qu'occupent les zones de l'Arctique et de l'Antarctique (soit 15 % de la superficie de la Terre) dans les projections sur l'avenir est en effet capitale. C'est dans cette perspective qu'il convient de comprendre l'expression recherches en milieu polaire , que Gérard Jugie préfère à celle de recherches polaires , cette seconde appellation invitant en effet, selon lui, à penser que l'on s'intéresse aux hautes latitudes pour elles-mêmes, et non dans une perspective globale et systémique. L'importance de l'étude de l'environnement polaire tient principalement à trois raisons. La première tient au fait que, comme tous les déserts de notre planète, les régions polaires représentent un laboratoire naturel fort peu perturbé par les actions anthropiques menées par l'homme , encore ponctuelles et ténues dans ces régions du monde. Le cas des glaces de l'Antarctique est à cet égard exemplaire. Nées de la transformation de la neige précipitée sur le continent, les glaces polaires ont stocké sur plusieurs kilomètres d'épaisseur de précieuses informations relatives aux variations de température et à la composition chimique de l'atmosphère au cours des derniers 500 000 ans. Dans les années 1980, une fructueuse collaboration franco-soviétique a permis de réaliser, à la station de Vostok, les premiers grands forages glaciaires qui dépassaient 2 km de profondeur. C'est ainsi que, sous l'impulsion du glaciologue Claude Lorius, pionnier de la recherche française en Antarctique, et de Jean-Robert Petit, les premiers enregistrements climatiques en continu, couvrant d'abord 150 000 puis 200 000 et, enfin, 450 000 ans, ont été produits. En 1994, Jean Jouzel a montré qu'un refroidissement des températures de surface de 1 °C se traduisait dans la glace par des diminutions de 0,67 % de la teneur en oxygène-18 et de 6 % de la teneur en deutérium. En analysant les bulles d'air enfermées dans la glace, Dominique Raynaud et Jean Robert ont, quant à eux, mis en évidence les variations de la teneur de l'atmosphère en gaz à effet de serre comme le dioxyde de carbone ou le méthane et les concentrations des aérosols. Depuis 1997, le forage européen EPICA, au Dôme C, a progressivement atteint l'objectif de 3 270 m de profondeur, ce qui correspond à une échelle temporelle de plus de 800 000 ans, soit plus de cinq cycles glaciaires-interglaciaires complets. Il est clair que la qualité de ces séquences très longues tient à la fois à la faible mobilité de la glace antarctique et à l'absence de perturbations liées aux activités humaines. Il convient cependant de nuancer ce propos en rappelant que les régions polaires sont aussi des lieux où peuvent se concentrer des substances potentiellement nocives, comme l'ont montré les traces résiduelles de DDT découvertes dans les tissus adipeux des manchots de l'Antarctique ou les teneurs en métaux lourds dépassant les seuils admis par l'Organisation mondiale de la santé observés sur la faune de l'Atlantique nord. Les mers de l'Arctique européen portent encore la trace d'une pollution nucléaire liée à des naufrages de bâtiments à propulsion nucléaire, aux déversements de déchets radioactifs et à l'accident de Tchernobyl, dont le pic de radioactivité est d'ailleurs également observé dans les archives glaciaires de l'Antarctique. Enfin, mentionnons aussi le fameux trou d'ozone stratosphérique découvert en Antarctique dans les années 1980 et dont l'existence est en partie imputée aux chlorofluorocarbures émis par l'industrie chimique et aux composés de bromure de méthyle provenant des pesticides utilisés par l'agriculture. Les régions polaires sont ainsi des lieux privilégiés de surveillance des effets anthropiques sur l'environnement de la planète. Une deuxième raison tient au fait que les régions polaires sont des milieux fragiles et que les effets du réchauffement climatique s'y font sentir d'une manière particulièrement sensible. Les observations satellites montrent que la banquise arctique est en recul. Entre fin septembre 1978 et fin septembre 2004, la banquise pluriannuelle arctique celle qui subsiste pendant plusieurs années consécutives, par opposition à la banquise côtière qui fond en été et se reforme en hiver a perdu entre 15 et 20 % de sa surface. La réduction de la surface gelée semble associée à un amincissement de la glace pluriannuelle. Des mesures par sonars font état d'une diminution de l'épaisseur de cette glace de plus de 1 m entre les années 1960 et les années 1990. À la surface de la banquise pluriannuelle, la fusion partielle aboutit à une diminution de l'albédo (le rapport de l'énergie solaire réfléchie à l'énergie solaire incidente), donc à une absorption accrue de la radiation solaire qui, à son tour, favorise la fonte à titre indicatif, l'albédo du pack dense d'hiver est compris entre 75 et 80 %, alors que celui de la banquise lâche d'été est de 30 à 60 %. C'est là un premier mécanisme d'amplification. Par ailleurs, la chaleur de l'océan transmise par conduction et diffusée à la base d'une glace de mer qui tend à s'amincir a pour effet d'en réduire encore l'épaisseur. Un autre mécanisme de feed-back concerne l'état de fragmentation de la banquise. Plus la banquise s'amincit, plus elle tend à se fragmenter sous l'action des vents, des marées et de la houle. Or un degré élevé de fragmentation favorise la pénétration du flux de radiation solaire et le transfert de la chaleur cédée par l'océan et l'atmosphère. Ces multiples boucles de rétroaction positive contribuent à la réduction de la banquise et à l'augmentation des échanges entre l'océan et l'atmosphère, rendant la banquise instable et sensible au moindre changement climatique. A ces mécanismes d'amplification qui affectent les glaces de mer s'ajoute une autre boucle de rétroaction positive qui concerne le pergélisol (ou permafrost), le sol gelé permanent : en fondant, le pergélisol libère de grandes quantités de matières organiques, ce qui provoque l'émission de gaz à effet de serre très efficaces tels que le méthane. Dans la plupart des modèles d'évolution du climat, les plus fort taux d'augmentation de la température sont localisés dans les régions polaires ou subpolaires. Pour autant, il convient de rappeler que, si les relevés de température moyenne font apparaître un réchauffement dans le Centre-Nord de la Sibérie, le Nord-Ouest américain et l'Alaska, la tendance est au refroidissement pour le sud du Groenland, l'est de l'archipel du Nord canadien et l'Atlantique nord. Ces fortes disparités régionales nous rappellent que, sauf à caricaturer le changement climatique, on ne saurait le réduire à un simple réchauffement planétaire. Il ne faut pas perdre de vue, écrit le glaciologue Jean Jouzel, l'extrême complexité de la machine thermique que constitue la Terre, un système régi par de multiples interactions entre différents réservoirs (atmosphère, océan, hydrosphère, biosphère...) et jouant sur un très large spectre d'échelles de temps (de la journée à la centaine de milliers d'années) et d'espace (échelle locale, régionale ou globale). Si le rôle du climat est primordial pour l'évolution de la banquise, la réciproque est tout aussi vraie : c'est là notre troisième raison. Les éléments (océan, glace, atmosphère) qui composent le système polaire avec sa dynamique complexe forment des rouages essentiels dans le fonctionnement actuel du système Terre tout entier. En effet, comme l'explique le glaciologue Jérôme Weiss : Grâce à ses propriétés d'isolation, la banquise régule les échanges de chaleur et d'énergie entre l'océan et l'atmosphère, ainsi que les transferts de quantités de mouvement. De plus, lors de sa formation, la banquise rejette une grande partie de son contenu en sel dans l'océan. Ainsi le courant Atlantique nord se refroidit à l'approche de l'Arctique, absorbe l'excès de salinité, puis plonge en profondeur. Ce mouvement s'inscrit dans une vaste circulation d'eaux profondes, la circulation océanique thermohaline , un long ruban d'eaux denses qui parcourt le fond de l'océan mondial. Ce tapis roulant subocéanique, qui déplace des volumes énormes d'eaux, fonctionne lentement : le circuit complet exige plusieurs siècles et peut-être même, selon le paléoclimatologue Jean-Claude Duplessy, 1 500 ans. C'est dire que, à la différence des flux atmopshériques, les courants marins agissent sur un moyen terme en raison de leur inertie et ne peuvent apporter qu'une réponse retardée aux modifications climatiques. L'étude du monde polaire et subpolaire est ainsi indispensable à une vision prospective de l'environnement planétaire. L'un des effets du réchauffement climatique, induit par l'augmentation des gaz à effet de serre, pourrait être l'affaiblissement du phénomène de plongée en profondeur des eaux libres soumises à un intense refroidissement de surface, dont on a vu qu'il était un moteur essentiel de la circulation océanique de profondeur. Cela provoquerait notamment un ralentissement de cette branche importante de la circulation thermohaline qu'est le Gulf Stream . L'apport d'énergie des régions subtropicales vers les hautes latitudes boréales serait amoindri, et il en résulterait un refroidissement important de l'Europe de l'Ouest. Véritables laboratoires d'élaboration d'eaux océaniques de profondeur, les régions polaires constituent un puissant facteur d'équilibre dans les transferts de chaleur et leur sensibilité à l'impact des activités humaines les placent ainsi au premier plan des débats actuels sur les changements climatiques d'échelle planétaire. Par ailleurs, le réchauffement climatique aurait un effet important sur la production du phytoplancton dans l'océan Austral et, par ricochet, sur celle de l'océan mondial. Malgré les hautes teneurs en sels nutritifs des eaux superficielles antarctiques, enrichies par d'actives remontées d'eaux profondes, la production de matière organique végétale comme le phytoplancton algues microscopiques se développant par photosynthèse est faible. C'est là une situation originale due pour une large part au fait que les vents violents soufflant sur l'Antarctique entraînent le phytoplancton au-dessous de la couche d'eau superficielle éclairée (dite zone euphotique ), ce qui ne favorise pas une production optimale. En réchauffant la surface de l'océan Austral, le changement climatique accroît l'écart de densité entre la couche de surface et les eaux profondes. Or, en s'opposant aux brassages des eaux de surface, une stratification accrue de l'océan Austral crée des conditions plus favorables à une croissance optimale du phytoplancton antarctique. Comme l'a montré l'océanographe Paul Treguer, l'augmentation de la production phytoplanctonique dans cette zone contribuerait à appauvrir les eaux antarctiques en sels nutritifs , ce qui perturberait le reste des chaînes alimentaires, l'océan Austral alimentant les trois quarts de la production primaire de l'océan mondial en sel nutritifs. Enfin, les eaux polaires froides étant des puits naturels pour les gaz atmosphériques, on peut s'attendre à ce que, avec l'augmentation des teneurs en dioxyde de carbone dans l'atmosphère, davantage de CO 2 se dissolve dans l'océan Arctique et dans l'océan Antarctique. Comme l'a montré James Orr, spécialiste de la chimie des océans, cela conduira à une acidification de l'eau de mer qui, en limitant la synthèse du carbonate de calcium principale brique du calcaire, dont le squelette externe des organismes marins est constitué , aura de graves conséquences sur l'ensemble de la chaîne alimentaire marine. Si la teneur de l'atmosphère en dioxyde de carbone doublait au cours du xxi e siècle, la presque totalité des coquilles calcaires se dissoudrait. Les espèces les plus menacées sont les ptéropodes, des animaux planctoniques qui sont des composants importants des chaînes alimentaires, en particulier dans les océans polaires.
On comprend dès lors pourquoi l'Année polaire internationale 2007-2008 a mis le changement du climat terrestre au cur de ses préoccupations. L'étude de l'évolution et du devenir de la banquise, en particulier dans l'Arctique, est aujourd'hui un enjeu scientifique majeur. Et, à cet égard, au cours des quatre prochaines années, le programme européen Damoclès, contribution majeure de l'Union européenne à l'Année polaire internationale, devrait accroître nos connaissances sur la banquise, l'océan et l'atmosphère dans l'Arctique. Plus de cent chercheurs travaillant dans quarante-cinq institutions européennes réparties dans onze pays d'Europe et en Russie ont uni leurs efforts pour mettre en uvre un système d'observations et de prévisions à long terme de l'océan Glacial Arctique, de manière à évaluer et à prédire les risques de disparition de la banquise d'été, c'est-à-dire la disparition définitive de la glace pérenne en Arctique. Comme l'affirme l'océanographe Jean-Claude Gascard : Damoclès est une formidable expérience qui va permettre d'observer et de prédire les changements climatiques de l'environnement terrestre et en particulier des régions polaires plus sensibles aux effets du réchauffement global qu'aucune autre région du Globe. En dépit d'importantes avancées scientifiques, le champ à explorer demeure immense et n'a pas cessé de s'agrandir. Comme aime à le souligner Claude Lorius, les raids à caractère exploratoire ont encore de beaux jours devant eux ! Pouvait-on soupçonner, il y a encore quelques années, l'existence d'immenses lacs d'eau douce sous-glaciaires dans l'Antarctique ? Quelle est la place occupée par l'Atlantique nord dans le fonctionnement des équilibres climatiques de la planète ? L'océan Austral est-il un puits ou une source de CO 2 ? Quelle est l'origine du réchauffement de la couche d'eau atlantique qui s'écoule dans le bassin eurasien de l'océan Arctique ? Y a-t-il une relation de cause à effet entre cette invasion d'eau atlantique, chaude et salée, et la diminution constatée de l'épaisseur des glaces de mer ? Un point de non-retour a-t-il été franchi en raison de l'équilibre précaire de la banquise ? Ce qui est sûr, c'est que, comme l'écrivait récemment le glaciologue Jérôme Weiss, la quasi-disparition de la banquise pluriannuelle de l'océan Glacial Arctique constituerait l'événement climatique le plus important du siècle naissant .
Pléneuf-Val-André, le 15 février 2007
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